Mon copain d’enfance, Collection Kerlédé|Premier appendice, Saint-Nazaire, 2025

Texte écrit par Joël Kérouanton dans le cadre du Livre imaginaire 2025 à la Maison de quartier de Kerlédé



Lui, je le connais bien, c’est mon copain d’enfance, le genre timide et introverti, il a du mal à exprimer ses sentiments, mais, dans son regard, il y a une étincelle qui refuse de crever. Dès qu’on lui demande son avis sur le quartier de Kerlédé, à Saint-Nazaire, il marmonne « Attends, t’es lourd, là » Et si un soir il s’exprime vraiment, ce sera pour lâcher, « C’est bien, c’quartier ». Dans ses grands jours, les chanceuses et les chanceux pourront l’entendre dire, « Bon, ce n’est pas très beau mais on y vit très bien, et le gris s’ouvre partout sur le bleu » Mon copain d’enfance a parfois ce sourire qui fait sourire, et son parler me fait sourire lui aussi, je l’aime un peu pour ça, surtout quand il parle des points cardinaux pour dire l’ambiance du quartier, « C’est un quartier absurde, un peu à l’ouest du Sud de Saint-Nazaire, les gens d’ici sont plutôt nord-est au premier contact, et très sud-ouest au final » On ne sait jamais de quoi il retourne vraiment, mon copain d’enfance aura beau dire, aura beau faire, il restera toujours cet être mystérieux rencontré à l’école Jean-Zay, et je l’aime pour son charme secret.

Avec lui, quand on arrive au Jardin du bout du monde, on se voit déjà au large, sur le pont des cargos qui zonent en mer. Du haut du Belvédère — le centre du centre de Kerlédé —, on s’imagine mettre les moteurs, cap sur l’Amérique, car en vrai, quand t’as plus de 16 ans, y a plus aucun spot pour les jeunes à Kerlédé. Alors on y jetterait bien l’ancre, là-bas, en Amérique... enfin pas tout de suite, l’« expérience Kerlédé », comme disent les architectes du quotidien urbain, ça le retourne bien, quand même, et ça crée de l’attachement, même s’il ne pense qu’à partir. C’est là, au Belvédère, que mon copain d’enfance aime titiller les optimistes-du-vivre-ensemble, en rappelant ce qu’il nomme les fondamentaux, « Tout ce que veulent les gens, c'est vivre ailleurs, dans une maison et un jardin, proclame-t-il dès que l’occasion lui est donnée, les gens ne rêvent pas forcément d’Amérique, surtout maintenant avec cette Nuit sans fin qui leur est tombée dessus, mais ils rêvent d’une maison toute simple et d’un jardin tout simple » Parfois je me dis, « Quand même ! Derrière ses violences larvées, le délire pavillonnaire vend encore du rêve ! » Quand nos aîné·es l’interpellent, au détour d’une conversation dans le centre commercial, devant la brasserie La Nazairienne, mon copain d’enfance prend toujours un air sérieux, comme si le monde entier venait braquer ses yeux sur lui. On dirait un sociologue, non mais... Pas plus tard que ce matin, je l’entendais parler en catimini — y a jamais foule quand il cause, il se parlerait presque à lui-même ! —, il murmurait, « Est-ce que le quartier va avoir le vent en poupe avec sa population diversifiée et son rendement locatif attractif ? Est-ce qu’on se fera mener en bateau avec toutes ces expertes et tous ces experts du renouvellement urbain ? Doit-on possiblement leur confier les beautés secrètes de Kerlédé qui appellent notre contemplation ? »

Mon copain d’enfance préfère, le plus souvent, garder ses mots et collectionner ceux des autres. Hier encore, il ramassait des phrases tombées de la Maison de quartier, il s’en est fait l’écho, « Leur truc à eux, c’est la parole ; leur slogan, ça devrait être : LA PENSÉE SE FAIT DANS LA BOUCHE. Ils aiment parler, écrire, aussi, ce qui collectif inspire », et mon copain d’enfance de préciser, « Accoucher des voix autant que des aboiements », avant de lancer, sur le dernier battement de la conversation, un brin tendue, « Le reste, c’est même pas la peine, ils rêvent de créer un socle commun, on se croirait au cœur d'une politique de ralliement. » Pour sûr, c’était énorme, ce qui se jouait dans les murs et hors les murs de cette Maison que tout le monde chérit ici, mon copain d'enfance déraille parfois, le monde lui dit blanc, il répond noir, le monde lui dit noir, il répond blanc, il ne voit pas que, dans cette Maison, on s’émancipe de tout, et c’est fou, chaque habitant·e est important·e, c’est peu, et c’est énorme, et puis les gens bricolent leurs différences pour en faire des étincelles, c’est presque rien, et déjà l’infini.

Mon copain d’enfance rit vraiment jaune quand je lui parle du quartier comme un orchestre-invisible-fait-de-solitaires-uni·es-dans-la-création-d’une-harmonie. Mon copain n’y croit pas, il en dit rien, c’est tout, alors parfois j’insiste, dernièrement, je suis allé jusqu’à coucher pour lui une liste de mots, des mots des mots des mots à tire-larigot, Mixité/Sociabilité/Respect/Écoute/Tolérance/Partage/Communication/Participation/Aventure/Diversité/Générosité/Complicité/Sourires, il n’a pas fait pas de commentaires, ni alors ni ensuite, je vous l'ai déjà confié, il aime être seul avec lui-même, tout au plus il lui arrive de se mêler à une conversation, seulement pour le plaisir de parler avec conviction d’un livre qu’il n’a pas lu, mais sinon, vraiment, mon copain d’enfance, il est plutôt du genre à filer droit, il aspire au calme et à l’ordre des choses. Il rêve parfois de baies vitrées gigantesques partout et des « voisins et voisines vigilantes » aux quatre coins de la rue, comme ça, y aurait plus d’incivilité, tout le monde se verrait et prendrait soin de l’autre... pour mieux se contrôler au passage. Mais il a quand même toute sa tête, mon copain d’enfance, il se méfie de ses propres délires de transparence, tout compte fait il se méfie de lui-même, le temps l’a secoué, il a pigé. Au bout du bout, mon copain d’enfance, ce qu’il aime c’est de vivre caché (et heureux).

Alors mon copain d’enfance, il se cogne au réel comme un oiseau à la vitre quand des citadines et des citadins passent d’un quartier à un autre, et posent ici leurs valises. C’est vrai que le jardin à la mer n’est pas loin, et on peut se rallonger tous les matins pour effleurer du regard l’infini bleu avant d’aller au turbin ! Mon copain d’enfance parle de « transfuges de quartier », égratigne celles et ceux qui sont surtout ici par commodité, parce que les vraies plages sont là et pas ailleurs, même si en sautant dans la mer on peut attraper le cancer des pieds... Bien des fois, à mon copain d’enfance, je tire ma révérence, surtout quand il ferme son visage comme on claque une porte et qu’il est au trente-sixième dessous, les exilé·es des blocs d’à côté, on les embrasse comme des frères et sœurs ! Est Kerlédienne et Kerlédien qui veut ! Notre quartier est adoptif par essence, un pas suffit pour être chez soi. Et on n’est jamais trop pour déconstruire les clichés, il y a peu d’interactions sociales à Kerlédé — mensonge vrai ou mensonge faux ? Les filles, elles ne traînent pas à Kerlédé, elles vont en ville — mensonge vrai ou mensonge faux ? Mon copain d’enfance dit aussi qu’il n’y a pas assez de commerces, ou alors seulement pour les habitué·es — mensonge vrai ou mensonge faux ? Que l’école est à reconstruire, mais que personne ne sait à quoi elle pourrait ressembler — mensonge vrai ou mensonge faux ?

Dans ses mauvais jours, mon copain d’enfance ne cesse de faire l’inventaire de ce qui manque à Kerlédé, et la liste est longue. Ici, comme ailleurs, on vit souvent dos à dos, sens dessus dessous ou à sens unique. Ici, comme ailleurs, les cubes sont en béton bien alignés et les habitant·es superposé·es. Ici, comme ailleurs, le haut est habité, le bas oublié. Ici, comme ailleurs, palpitent les silences et les regards, entre les générations (qui font l’expérience de ne pas se comprendre). Ici, comme ailleurs, se trouvent des mémoires enfouies, des blessures collectives. Ici, comme ailleurs, il y a des gens qui ont plus de souvenirs que de vie devant eux, même si on croit qu’on n’a rien, on a toujours quelqu’un, même si c’est pas prévu, même si ça ressemble pas aux familles des autres. On pense parfois qu’on n’a pas beaucoup d’avenir, mais on a toujours sa voisine ou son voisin, et c’est déjà une vie devant soi.

Alors voilà, mon copain d’enfance, je rêve de l’entendre dire, « J’ai fait un rêve », je rêve de l’entendre balancer, plein feu, « J’irai au bout du monde en prenant le Belvédère par la face nord, Escalado m’aidera à grimper jusqu’aux Carnavals et aux festivals, avec un artiste peintre je regarderai ces murs faits pour dessiner, et chaque soir je ferai ma Grande et Petite Lessive pour préparer les Fêtes de l’école, aux côtés du Groupe d’archéologie de Saint-Nazaire, les vieux gréements en cours de restauration me souffleront : “Va pas trop vite !”, j’irai checker tous les jours comment va la vie à la Maison de quartier, là où les embarcations s’épaulent, forment un radeau, et flottent les lignes, j’irai même dessiner partout partout comment j’imagine les géométries douces des futures tours de Kerlédé qui pour l’instant nous tombent dessus. Je me plongerai dans les associations de voisines et de voisins, et j’irai me balader au fort de Villès-Martin pour assister enfin, enfin, à la Biennale du noir et blanc que je rate chaque année, à Art’up aussi, paraît que c’est top, voire à Graff’ici ou Cargo... mais ça, ce sera l’année prochaine, y a déjà trop. »

Avec mon copain d’enfance, dans ces jours tristes et sombres où le crachin breton ensevelit Kerlédé, je rêve de rêver vraiment. Je veux dire : je rêve de sortir du terre-à-terre pour m’élancer vers le mer-à-mer, je rêve de délires et d’horizons, de villes imaginaires où l’on ne sait pas trop sur quel pied danser, je rêve que nous rêvassions face mer, toujours au Belvédère, et que tout le pays de l’enfance revienne alors au galop.
Pour un peu de gaîté et de frisson, j’imagine une blanchisserie pour fantôme installée au centre commercial, juste à côté d’une boulangerie-pâtisserie pour becs sucrés, pensée pour les oiseaux de Kerlédé — car ici, il n’y a que des noms d’oiseaux. À chaque coin de rue, des distributeurs de billets doux révéleraient enfin la vraie richesse du quartier, et chacun attendrait son tour pour obtenir le petit morceau de papier magique, rédigé par la brigade poétique du « Ker », experte en compliments ou encouragements précieux.

Les heures s’envoleraient en compagnie de mon copain d’enfance, et notre imagination, sous des airs animaliers, deviendrait sans limites : une poissonnerie d’avril, un coiffeur pour chauves-souris, tout près d’un moulin à paroles, avec à sa gauche un food-truck de confiture pour cochons. Au centre du quartier, une librairie d’histoires à dormir debout ; en face, une mercerie Au fil d’Ariane. À l’entrée du quartier, un magasin d’huile de coude ; à la sortie, une productrice de cerises sur le gâteau. Sur le front de mer, un cabinet de psychiatre pour mouettes bipolaires et une agence immobilière pour bernard-l’ermite, ouverte sur la plage. Sans oublier, bien sûr, une gare du train-train quotidien, un chou-fleuriste et, naturellement, une banque pour poules aux œufs d’or.

Alors voilà, mon copain d’enfance, je rêve de sa voix de soprano qui m’emporterait au-delà de la réalité de mon quartier, au delà de ce que je peux rêver, je rêve d’un copain d’enfance avec qui partir à la recherche de l’enfance perdue.


Clin d'œil à Anne Montel et son livre La Ville imaginaire (2025)